dimanche 4 décembre 2011

L'illusionniste illusionné

En tant qu'hypnotiseur professionnel, je rencontre très régulièrement d'autres hypnotiseurs. En théorie, nous faisons le même métier. Pourtant, j'ai souvent le sentiment que nos approches, nos compréhensions de ce qu'est l'hypnose et de son usage, ainsi que nos pratiques diffèrent tellement que nous n'avons en commun que le mot « hypnose », que chacun de nous assume joyeusement. Parfois aussi, je rencontre des hypnotiseurs dans le discours desquels je me reconnais assez.

Il y a quelques jours de cela, j'ai retrouvé un collègue dans un café pour déjeuner et « parler boulot ». Tout comme moi, il pratique l'hypnose en consultation individuelle. Bien que psychologue de métier, il refuse le titre de « psychothérapeute » et assume une approche de la thérapie principalement élaborée autour de l'usage de l'hypnose. Humainement, nous avons beaucoup d'atomes crochus, bien que la plupart de nos opinions divergent. …
Ce jour-là, il est arrivé accompagné d'un homme que je ne connaissais pas. Il s'est présenté comme hypnotiseur-magnétiseur. Étrangement, j'ai eu très souvent l'occasion de croiser des hypnotiseurs férus de magnétisme et de techniques énergétiques. Je dis « étrangement » car l'hypnose telle que je la conçois embrasse assez difficilement ce type de croyance, et c'est précisément l'objet de ce témoignage.

(parenthèse visant à expliquer pourquoi ce lien entre magnétisme et hypnose et pouvant ne pas être lue par ceux qui auront lu l'article précédent sur l'origine de l'hypnose moderne...
Un petit rappel pour les profanes : aujourd'hui, l'hypnotisme se présente globalement comme un art de manipuler les langages et les représentations pour inciter des comportements spécifiques et des états transitoires de dépersonnification partielle ou totale, appelés transes hypnotiques. On pourrait débattre pendant plusieurs vies de chacun des termes de cette définition très simpliste, mais remettons cette discussion à plus tard. Je poursuis... Pour aboutir à cette véritable psychologie appliquée par les développements linguistiques et comportementaux, l'histoire de l'hypnose est partie d'un phénomène aussi courant que fascinant : la transe magique. Les pratiques chamaniques, spirites, les sorcelleries et médiumnités de toutes sortes, quand elles ne se contentaient pas d'un jeu d'acteur, consistaient à provoquer chez un individu un état temporairement troublé de sa personnalité (pouvant aller jusqu'à se croire quelqu'un d'autre), et accompagné de tout un ensemble de distorsions de la perception (hallucinations, perception modifiée du temps, amnésies, hypersensibilité à certains stimuli, etc...). Ces phénomènes pratiqués dans les campagnes comme dans un spiritisme mondain naissant, et montrés dans les foires avaient tous cette même caractéristique de la transe mais provoquée et guidée de façon très diverses, par des rituels et des récits très différents, et des explications extrêmement variées. Au XVIIIe siècle, des personnes éduquées, médecins ou non, se sont intéressés à cette possibilité de créer un rituel permettant d'inciter un comportement de transe, voire un « état » de transe chez un individu. Deux idées sous-tendent cet intérêt : a) l'hystérie pourrait être de nature semblable à la transe et la transe pourrait fournir un éclairage précieux sur l'hystérie ; b) les sujets en transe semble montrer des signes de rémission à certains symptômes physiques ou mentaux pendant ou après la transe (les miracles, guérisons ?)
Un des premiers à s'intéresser à cela, Mesmer, a élaboré une explication de l'émergence d'un état de transe chez une personne sous l'influence d'une autre par l'idée d'un fluide magnétique communiqué de l'un à l'autre. Mais au même moment, ses détracteurs pressentirent que la mise en scène de ces pratiques magnétiques n'était autre qu'une manipulation spectaculaire pour inciter ces âmes crédules ou complaisantes à se comporter d'une telle manière. Et c'est ainsi que, malgré la persistance d'études sur le magnétisme en hypnose jusqu'au début du Xxe siècle, la recherche dans ce domaine s'est rapidement orientée vers l'idée de « simuler » des rituels et des manipulations pour obtenir le même résultat que les pratiques magiques, mais sans magie, et ainsi comprendre les mécanismes psychologiques et linguistiques en jeu, les formaliser et les maîtriser. Sans arriver à une reproductibilité et une rigueur qui en fasse une science, l'hypnose est devenue la discipline sérieuse et efficace (qui est devenue ensuite la psychothérapie) qu'on connaît aujourd'hui, et qu'on pourrait qualifier de « science humaine » pour sa partie théorique.
fin de la parenthèse historique. Ce petit rappel est assez redondant mais nécessaire pour comprendre de quoi il est question ici.)

Car voilà, c'est cette hypnose-ci qui me fascine et me passionne : celle qui nous offre de comprendre comment un certain langage (la suggestion) des mots et du corps, élaboré et raffiné, utilisé dans une interaction intelligente et complexe, permet d'inciter un individu à une altération temporaire de son mode de réponse aux stimuli, de certains comportements automatiques, de sa perception, et qui offre des perspectives formidables.... C'est l'hypnose sous sa forme actuelle.
Et à mon sens, considérer que l'hypnose est le produit d'un fluide magnétique n'est pas une option acceptable en l'état. Certains revendiquent la liberté de croire cela. Mais si je crois qu'il s'agit d'une erreur, je ne peux pas trouver normal qu'on se trompe. On ne peut pas plus choisir d'être un hypnotiseur « fluidiste » ou « linguistique » qu'on ne peut désormais choisir de croire que la terre est ou plate ou ronde. Ce n'est pas « au choix ». 
Je ne dis pas que le magnétisme et les énergies (pas ceux de la physique mais ceux de ce type de pratiques) n'existent pas. Je dis juste qu'il me semble étrange que certains hypnotiseurs, disposant d'un outil de compréhension des mécanismes de suggestion et d'autosuggestion ne fassent pas preuve de plus de réserve quant à ce type d'explications. Je ne dis pas non plus qu'ils sont moins compétents que les autres, bien au contraire, ni qu'il n'est pas possible pour eux de pratiquer cela. Je questionne simplement leur conviction et leur discours. 

L'hypnotiseur est celui qui mieux que quiconque comprend comment la mise en scène, les rituels, le jeu des croyances et des valeurs, le jeu d'acteur, la communication verbale et non verbale sont autant d'éléments maîtrisés par les vendeurs de miracles de tous poils dont les discours pseudo-scientifiques n'ont qu'une valeur suggestive en vue d'un résultat. Il est normal pour un magnétiseur de croire fermement à sa théorie. Mais pour un hypnotiseur, qui saurait reproduire sans magnétisme des résultats identiques, il n'est plus possible de croire aveuglément. Il n'est pas question de « nier » les choses mais d'adopter l'attitude que l'on nomme « scepticisme » et qui consiste à refuser de croire ou de ne pas croire tant que rien ne montre clairement et objectivement que cette explication est la seule possible. Et il refusera, l'hypnotiseur, qu'une simple démonstration suffise à accepter la théorie qui est présentée derrière.
L'hypnotiseur a le droit d'avoir ses croyances propres. Elles lui sont même absolument nécessaires. Cependant, la connaissance de l'hypnose d'aujourd'hui ne me semble pas offrir beaucoup de place à la crédulité quant à certaines explications magiques de phénomènes psycho-linguistiques.

Après que ce monsieur s'est présenté, j'engage la conversation sur ce terrain. Je lui demande comment il concilie la double étiquette d'être hypnotiseur et magnétiseur. Il me répond que pour lui, c'est une seule et même chose. Je lui demande alors pourquoi deux noms, mais il ne semble pas relever mon sarcasme. Il me fournit une explication assez abstraite dont je n'ai pas compris toute la logique. Alors j'ai eu une révélation effrayante : mon interlocuteur me parlait comme si c'était une évidence absolue que je croyais moi aussi à l'existence du fluide magnétique et des énergies. Bien souvent, dans ce milieu les gens s'adressent à vous en présupposant que vous partagez leurs croyances, même les plus farfelues. (Je reviendrai prochainement sur cela).
Je n'entre pas dans la contradiction et je lui demande simplement des précisions techniques sur la façon dont il pratique le magnétisme. Il m'explique sa pratique d'imposition des mains à quelques centimètres du corps, en ajoutant un pot-pourri de discours énergétiques yogi, chinois, occidentaux, ésotériques et autres réki sans aucun scrupule. Je ne le questionne alors que sur les aspects techniques. Puis je lui demande « Toi qui connais l'hypnose, est-ce que tu penses que, sans utiliser le magnétisme mais simplement la suggestion, on pourrait imiter si bien toutes ces techniques que la personne vivrait exactement la même expérience et montrerait les même progrès ? ». Il m'a dit que ça lui semblait absolument possible. Évidemment, je lui ai demandé, dans ces circonstances ce qui lui permettait à lui même d'être sûr qu'il s'agit bien de magnétisme et non pas d'une façon hypnotique de s'en convaincre lui et son client. Que son client puisse être dupé lui semble réaliste. Mais que lui ne sache pas discerné l'illusion de la réalité, cette hypothèse a semblé le vexer profondément, et son attitude s'est soudain passionnée.
Je lui ai bien précisé que je n'avais rien contre l'utilisation d'un rituel qui marche et qui repose sur les attentes et les croyances du public (bien que personnellement, je suis enclin à la pédagogie et à la démystification et non à l'abus de confiance).
Il m'a répondu qu'il avait lui-même assisté à des choses et ressentis des énergies qui ne laissent aucun doute. Il m'a expliqué que c'était normal que je ne sois pas convaincu tant que je n'ai pas vécu de telles « preuves ». Et caetera. J'ai compris que, devant de tels arguments, liés au vécu subjectif, aucune discussion « ouverte » ne sera vraiment possible. Le scepticisme est une attitude ouverte et tolérante puisqu'elle questionne et refuse de s'enfermer dans une réponse à l'exclusion d'une autre tant qu'une réponse n'a pas exclu l'autre par l'épreuve de tests toujours plus pointilleux. Or, j'ai rencontré beaucoup de pratiques énergétiques. J'ai vu, expérimenté, subit, observé, servi de cobaye à beaucoup d'exercices du magnétisme. Et je n'ai jamais rien ressenti, ni vécu, ni vu qui pose de réelles questions. En tout cas, rien qu'on ne puisse questionner autrement. D'où le fait que je demeure dans cette attitude curieuse, ouverte et interrogative qu'est l'attitude sceptique.
Avec ce cher monsieur, nous avons parlé de beaucoup de choses. Et tout toujours revenait à sa croyance magique et à son pot-pourri théorique. Tout dans le monde semblait « prouver à l'évidence » que tout cela était « logique et vrai ». A mes yeux, rien ne semblait plus s'éloigner mot après mot de la clarté et de la vérité.
Alors, j'ai expliqué à ce monsieur qu'il n'avait pas à chercher à me convaincre pour me plaire. Je ne choisis pas mes amis parmi les gens avec qui je suis d'accord sur tout, bien au contraire. Et pour lui prouver, j'allais lui dire ce qu'est pour moi un « hypnotiseur-magnétiseur ». Je lui ai précisé que je n'espérais pas qu'il soit d'accord. Pour moi, c'est absolument comme un prestidigitateur qui travaille depuis des années un tour de carte. Pour faire disparaître une carte, il apprend les rouages, les mouvements, les façons d'orienter l'attention du public, de le tromper, de créer l'illusion. Il connaît les coulisses du tour, les mécanismes, les trucs. Mais il l'enrobe d'un récit propre à emporter son public loin de la mécanique, dans une autre réalité. Puis il est face à son public et débite son récit. Et il la trouve si belle, sa légende, qu'il s'y laisse prendre. Il fait disparaître la carte et... il ne comprend pas comment c'est possible, il est plus étonné que son public lui-même. La carte a disparu et pour lui, c'est de la pure magie, de la vraie magie, un miracle. Lui, le prestidigitateur ne voit plus « derrière la magie », il s'y laisse prendre. Il est l’illusionniste et tout à la fois l'illusionné. L'espace d'un instant, ce trouble a son charme. Mais s'il persiste, comment peut-il continuer de faire si bien semblant ? Il est son propre public. Mais comment progressera-t-il ?
Mon collègue et ami que je retrouvais ce jour-là et qui était venu accompagné d'un hypnotiseur-magnétiseur s'est étonné que je sois si « fermé sur la question ». N'est-ce pas parfaitement paradoxal ? Je lui ai demandé si « être ouvert à la question » signifiait « adhérer sans soupçon » ? Il m'a répondu : « Il y a beaucoup de choses qu'on ne sait pas encore, admets-le ». Mais j'ai renoncé à lui démontrer que cette phrase allait précisément dans le sens de ma réserve. Alors je lui ai répondu : « La prochaine fois que ton fils te dira que 2+2=5, réponds-lui que c'est possible, que tu ne sais pas encore. Après tout, il a le droit de choisir de croire cela, non? »
Est venue l'heure du dessert. Changement de sujet. Nous avons parlé de tout et de rien, de beaucoup de choses très peu sérieuses et en riant un peu trop fort au goût du jeune couple de la table d'à-côté. Puis, le café. Voilà un déjeuner comme je les aime.

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