mardi 30 octobre 2012

Erickson, une pédagogie du doute. -> vidéo (démonstration d'hypnose)

En 1964, Le psychiatre américain Milton Erickson a soixante-trois ans lorsque cette série de cinq démonstrations est filmée. Celle que je propose de regarder ici est la deuxième séance de cette série.
Ce film qui témoigne du style très caractéristique du Dr Erickson est intéressant à plusieurs égards.
Sans avoir la prétention de vous offrir un décryptage précis de cette séance (car il y aurait trop à observer et à expliquer), je me propose de vous donner quelques clés pour comprendre la particularité de cette démonstration. 


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  1. Le souvenir d'une expérience émotionnelle ou cognitive telle qu'une hypnose ramène immédiatement des petites réactions physiologiques qui favorisent le fait de rentrer à nouveau dans cet état déjà connu. C'est pourquoi Erickson demande à la femme si elle a déjà été dans une transe avant. Le mot trance en anglais était couramment associé aux états hypnotiques à cette époque et n'a pas la même connotation que le mot « transe » en français. La façon dont Erickson formule la question sous-entend qu'elle va de nouveau être dans une transe maintenant. Il utilise comme méthode d'induction un questionnement très suggestif orienté vers une expérience passée d'hypnose.
  2. Puis Erickson lui demande qui l'avait hypnotisée à l'époque. En la replongeant dans le contexte, il la pousse à revivre ce souvenir. Puisqu'elle est occupée à explorer sa mémoire, il lui est facile de guider le bras de la jeune femme dans une position qui est maintenue par une rigidité involontaire qu'on nomme catalepsie (il a lâché son bras mais au moment où elle était occupée à l'écouter, si bien que c'est inconsciemment qu'elle a "pris le relais" pour maintenir la position). L'hypnose s'accompagne souvent d'une catalepsie du corps et une catalepsie qui se maintient est le signe évident d'un état pré-hypnotique, voire hypnotique. Une catalepsie est une rigidité confortable qui s'accompagne souvent d'une analgésie, voire d'une anesthésie naturelles. 
  3. Remarquez comme Erickson répète systématiquement chacune des phrases que la femme prononce. Il les répète souvent avec une intonation interrogative. Ainsi, il obtient de sa part qu'elle fasse un léger « oui » de la tête pour lui confirmer qu'il a bien compris. Puis il enchaîne sur une nouvelle question suggestive ayant pour but de l'orienter vers l'hypnose. Ce simple élément de style très propre à Erickson a de multiples effets. Notons seulement qu'il insiste ainsi sur le fait qu'il l'a bien entendue et que sa réponse compte. Cela crée un climat de confiance réciproque très fort. Et ce qu'il lui demande s'inscrit dans la suite de ce qu'elle a dit, elle peut donc moins facilement y résister.
  4. Lorsque la femme reconnaît que la sensation qu'elle a dans son bras est un bon signe qu'elle est probablement dans une transe maintenant, Erickson lui demande quelle est cette sensation. Puis il répète mais en faisant semblant d'avoir mal compris ce qu'elle a dit. Il fait l'idiot en quelque sorte. Et plusieurs fois. Ainsi, il la pousse à dire « non » plusieurs fois. Il décharge sa résistance, car en effet, elle a un caractère vif et ses réponses laissent peu de place au doute. Le travail d'Erickson, ici, consiste à instiller du doute en elle, lui apprendre à douter. Elle finit par douter de ce qu'elle ressent et reconnaît que son bras n'a plus tellement l'air d'être vraiment une partie d'elle. Mais cette méthode de l'erreur volontaire qu'Erickson décrit souvent dans ses écrits a aussi pour effet de pousser le sujet à répéter l'information, à l'amplifier, à consolider la réponse en elle.
  5. C'est ce travail du doute qu'il continue aussitôt. Il lui demande, alors que c'est évident, si ses yeux sont ouverts. Elle répond bien sûr que oui. Aussitôt, il lui demande « En êtes-vous certaine ? » Cette simple question est bien connue comme une suggestion de doute très puissante depuis les travaux de Binet et Janet au XIXème siècle, qu'Erickson cite volontiers. En persistant dans ce doute, il obtient que ses yeux se ferment malgré elle, sans le demander directement (de plus, il la guide par ses propres clignements vers cette réaction). Il a installé un schéma de rapport entre eux : s'il insiste bien, par trois ou quatre questions semant le doute en elle et l'obligeant à s'interroger au-delà de sa certitude, il parvient à briser sa résistance et l'amener dans une autre direction. Erickson joue la carte de l'insistance et avec succès.
  6. Désormais ouverte à ses suggestions, le Dr Erickson lui souhaite de prendre beaucoup de plaisir dans l'avenir à faire un usage utile de l'hypnose dans un cadre médical ou dentaire et de ne surtout jamais l'utiliser pour divertir les gens mais pour les "restructurer" et les informer, ce qui est également une suggestion qu'il lui adresse. Cela nous laisse penser que la femme en question est une professionnelle de santé qui souhaite faire usage de l'hypnose et nécessite peut-être d'être encouragée pour gagner en habileté et en aisance dans cette pratique.
  7. Une chose étonnante avec cette femme est qu'elle garde tout au long de la séance un ton de voix et une façon de parler absolument vifs et lucides, absolument comme si elle était dans son état ordinaire. Cependant, elle dit elle-même ne pas l'être puisqu'elle ne peut plus bouger le bras et n'est plus consciente de rien si ce n'est de la voix d'Erickson. Une fois les yeux ouverts, elle ne voit plus que lui (elle ne voit plus les autres personnes présentes derrière les caméras). Ce phénomène est typique du « rapport » en hypnose profonde. La personne hypnotisée n'a plus de contact qu'avec la personne qui l'a hypnotisée. Elle est coupée de tout le reste du monde extérieur sauf si l'hypnotiseur avec qui elle est en rapport l'autorise à percevoir autre chose. Ce phénomène est une preuve largement suffisante de l'état hypnotique de cette femme. Cependant, elle a conservé la voix comme moyen de communication entre sa conscience et son guide. D'ordinaire, la plupart des personnes ressentent une difficulté croissante à parler et une grande paresse intérieure à faire un tel effort. Les réponses sont alors courtes et peu articulées. Et il faut souvent autoriser avec insistance la personne à faire cet effort pour qu'un contact verbal soit rétabli. Le fait qu'Erickson l'ait hypnotisée par des questions, donc un échange permanent a sûrement favorisé le maintien de son oralité. Cela convient aussi à sa façon de parler tout-à-fait dynamique.
  8. Comme le fait remarquer Jeffrey Zeig lorsqu'il commente cette session, le moment où le Dr Erickson « libère » le bras droit en mettant le bras gauche en catalepsie à la place est certainement un acte métaphorique fort par rapport au besoin de cette femme. La séance entière est un superbe recadrage qui contient de nombreux recadrages : une façon d'apprendre en sept minutes à adopter un regard, une position, une attitude très différentes par rapport aux choses.
  9. Après avoir appris à cette femme d'aplomb à douter, il émet un doute sur la douleur qu'elle ressent (ce qui nous permet de comprendre que cette femme souffrait d'une douleur en plus d'avoir besoin de plus d'aisance dans sa pratique professionnelle de l'hypnose). Il lui demande sa réaction à la phrase « je doute que vous ayez une douleur ». Il l'oblige à entrer en elle et à interroger la réalité de sa douleur. Toute partie de sa douleur qui ne serait pas réelle ne résisterait pas à un tel examen, maintenant qu'elle n'est plus enfermée dans sa certitude (croyance aveuglante, biais), mais qu'elle peut ouvrir un regard plus critique et sincère sur elle-même. Et c'est ce qui se produit : elle dit ne plus vraiment ressentir tellement de douleur et que c'est une chose merveilleuse.
  10. Notez qu'Erickson ne lui dit pas « A partir de maintenant, vous n'aurez plus mal... ». Il ne fait que lui poser d’innocentes questions. C'est ensuite à elle de s'autoriser ou non à construire en elle-même une réponse. Erickson ne sait pas s'il est bon pour elle de continuer ou non de ressentir de la douleur. Il lui offre seulement une ouverture d'esprit, une capacité à interroger ce qu'elle croyait certain, acquis, et ainsi à se construire, si c'est possible, un point de vue plus neuf et plus juste. Il lui offre une remise en question de sa douleur. Et ce questionnement, il l'a symbolisé à tous les niveaux dans son accompagnement : en ne lui posant que des questions ; en insistant sur le côté relatif de ce qu'on ressent en hypnose, en montrant que la sensation d'un bras peut se transmettre à un autre, qu'on peut oublier des choses, comme ce qu'elle ne voit plus et qu'elle n'entend plus, etc... Et donc, que la perception en général, tout comme la perception de la douleur, est une question de subjectivité. Erickson insiste souvent sur l'idée que l'hypnose consiste seulement à inciter les gens à reconnaître la subjectivité et l'arbitraire de leur expérience, et ainsi reconnaître qu'il peuvent très bien adopter d'autres façons de vivre les choses s'ils le souhaitent. C'est tout l'aspect permissif d'Erickson qui ne programme pas de solution, mais offre seulement la possibilité d'un changement.
  11. Alors qu'Erickson demande à la femme de se réveiller totalement, celle-ci lui répond « comment puis-je me réveiller totalement si je ne peux même pas rabaisser mon bras ». Sa résistance s'applique jusqu'au fait de refuser de se réveiller immédiatement. Elle finit par faire les choses, mais son processus consiste à s'approprier la façon dont cela se passe en y obéissant que partiellement dans un premier temps. Dans un sens, elle a bien retenu la leçon sur le doute.
  12. Erickson utilise à plusieurs reprise l'attente. Au sens où il attend, mais au sens également où il s'attend à ce que quelque chose de précis arrive, et son espoir très ferme est très suggestif. C'est le sens du mot anglais expectation, difficile à rendre en français. A plusieurs reprises, Erickson oppose à la résistance de la femme sa patience indéfectible teintée d'une conviction très ferme que la réaction qu'il a demandée (au début, que les yeux se ferment, à la fin, que le bras retombe et qu'elle se réveille) se produira. Son attitude suggère : « ce n'est qu'une question de temps, et j'ai tout mon temps (alors autant ne pas traîner) ». Cette attitude d'attente après avoir correctement suggéré une réponse est aussi l'une des bases de l'approche de l'hypnose typique du Dr Erickson. La patience et le respect du paramètre temps sont certainement parmi ses enseignements les plus capitaux. Et ceci n'est pas seulement une question de morale mais aussi une question technique. Ignorer qu'une réponse hypnotique se développe dans un certain temps, c'est probablement n'avoir rien compris à la nature même du phénomène hypnotique.

J'espère que ceux que cette vidéo aura intéressés se sentiront inspirés par l'élégance d'un style de communication hypnotique absolument impeccable. Que ce soit ou non le cas, je serai ravi de lire vos opinions, questions, remarques sur cet extrait. Laissez vos commentaires ! 


Dr Milton Erickson 1901-1980, USA
 

6 commentaires:

  1. "La chose la plus étonnante avec cette femme, c'est qu'elle garde tout au long de la séance un ton de voix et une façon de parler absolument vifs et lucides, absolument comme si elle était dans son état ordinaire. ....... Ce phénomène est typique du « rapport » en hypnose profonde. La personne hypnotisée n'a plus de contact qu'avec la personne qui l'a hypnotisée. Elle est coupée de tout le reste du monde extérieur sauf si l'hypnotiseur avec qui elle est en rapport l'autorise à percevoir autre chose. Ce phénomène est une preuve largement suffisante de l'état hypnotique de cette femme."
    C'est la voix et la façon de parler vives ou le fait qu'elle ne voit personne d'autre que lui qui est la preuve?
    Est-ce que nous sommes en présence de "somnambulisme" ou pas encore, est-ce qu'une suggestion d'analgésie, d'amnésie ou de colle hypnotique vont prendre ou bien faut-il d'autres mesures avant?

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  2. L'hallucination négative de tout ce qui est extérieur à l'exception de l'hypnotiseur avec lequel elle se trouve en rapport est une preuve empirique de l'état d'hypnose. (je ne dis pas que c'est une preuve au sens scientifique de la définition de quoi que ce soit, entendons-nous bien).

    Évidemment, le fait qu'elle parle comme d'ordinaire n'est pas la preuve de l'hypnose, bien au contraire, c'est l'élément qui pourrait tromper un observateur non averti.

    En présence d'un somnambulisme ? c'est une détermination qui ferait sûrement débat parmi les spécialistes.

    Quant aux phénomènes, dans ce film, la suggestion d'analgésie est très bien passée, et la paralysie s'est très bien développée aussi. Quant à l'amnésie, dans un tel état, il semble très probable qu'il faille bien peu pour la développer. Il serait sûrement malin d'utiliser la même stratégie qui a permis avec beaucoup d'élégance de développer les autres phénomènes.

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  3. Tout à fait d'accord pour ce qui est des hallucinations négatives comme indication de transe ,pour nous praticiens. Sauf que je n'avais pas compris cette partie de la conversation comme signifiant l'absence/disparition du champ visuel de personnes que l'on sait présentes hors champ de la caméra.
    En fait, les paroles de Milton sont difficiles à saisir (qualité de la bande son autant que sa diction déficiente), il m'a fallu 6 ou 7 répétitions pour enfin saisir l'analgésie comme un phénomène actuel, qui ventait de se passer et que la douleur aie pu faire partie des objectifs de cette "conversation"... La paralysie, le bras immobilisé en l'air qu'elle ne pouvait plus redescendre seule??? me suis longuement demandé s'il s'agissait bien de catalepsie (rigidité ou simple immobilisation) ou de lévitation.
    Alors hallucination négative, catalepsie, analgésie, je parierai qu'il y a effectivement somnambulisme même si je suis incapable de le reconnaître... ;-(
    Ce qui pose beaucoup d'autres questions!

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  4. Gabriel, je ne suis absolument pas certain d'avoir très bien compris toutes ses paroles non plus. Donc, si je me suis trompé, il faut me le dire, je me ferais une joie de corriger. Ma compréhension de l'anglais n'est pas trop mauvaise (à force de vidéos de ce type sûrement), mais reste très loin d'être celle qu'aurait un anglophone. Des corrections sont toujours les bienvenues.

    A propos de la question du somnambulisme, je préfère laisser répondre Erickson lui-même (1939, je le précise parce que c'est important, il ne dit et ne pense pas toujours les mêmes choses à travers les époques) :


    "Concerning the question of criteria for distinguishing the deep trance from the somnambulistic state, I may say briefly that the latter is simply a development of the first. One secures the deep trance by limiting and restricting, through external measures, the subject's processes and patterns of behavior. This then leads to the development within the subject of internal inhibitions and this in turn progresses to a state of complete arrest of behavior, with the susbtitution for behavior of a state of passive responsiveness. This state of passive responsiveness can then be utilized for the elaboration of desired forms of behavior, provided they are acceptable to the subject. But also it can be utilized effectively only if the hypnotist gives his suggestions in such fashion that they serve only to initiate and to direct the processes of response, with the actual pattern and form and character of the responses entirely dependent upon the experiential acquisitions of the subject. In brief, to be effective in the evocation of valid behavior, the hypnotist's suggestions must constitute the impetus to behavior, the course and development of which must lie with the subject.
    Once the deep trance or the state of passive responsiveness has been developed, one can the suggest a state of somnambulism, deafness, colorblindness or whatnot, but it constitutes only a measure of utilization of the deep trance. Hence, I do not think you need to differentiate between the two states."

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  5. Génial et toujours si pédagogique

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