lundi 30 juin 2014

La porte de derrière et l'escalier de service. Pierre Janet, citation.

Continuons dans la série Janet avec une nouvelle citation, commentée après. Je vous invite à laisser vos questions et commentaires pour en discuter ensemble. 

"Il faut vivre d'abord et philosopher ensuite"


Extrait de "Les médications psychologiques", T1, 1919 : 

« Il paraît d'après la psychologie de certains médecins que les tendances automatiques de notre esprit sont quelque chose d'inférieur, de vil, de beaucoup plus bas que la raison, la volonté, « la participation du moi ». En conclusion, le traitement qui fait appel à ces parias de l'esprit devient lui-même vil et dégradant. Après avoir parlé de mes travaux avec une amabilité dont je le remercie, M. Dubois (de Berne) gémit en remarquant que je me sers encore trop souvent de la suggestion dans le traitement des malades et il ajoute avec tristesse : « Comment M. Janet peut-il consentir à pénétrer dans l'esprit de ses malades par cette porte de derrière, this back door. » 
Je pourrais lui répondre que je suis modeste et que pour pénétrer dans l'esprit d'une personne je prendrais même l'escalier de service. Mais que signifient toutes ces métaphores et tous ces dédains à propos de phénomènes psychologiques mal compris et mal distingués les uns les autres ? « Il n'y a rien de vil dans le temple de Jupiter » et je voudrais bien savoir pourquoi les instincts profonds, héritage d'une lignée formidable d'ancêtres seraient plus méprisables que nos caprices momentanés. Le raisonnement plus ou moins logique est en honneur auprès de ces médecins, mais il est très discrédité auprès des philosophes qui l'accusent de fausser toutes nos connaissances en les intellectualisant et qui lui préfèrent l'intuition dérivant des instincts profonds : auxquels allons-nous croire ? 
D'ailleurs pouvons-nous choisir, pouvons-nous faire appel à la faculté mentale qui nous plaît le plus ? Vous discutez toujours comme si le sujet n'était pas malade et comme s'il pouvait à volonté exercer une fonction quelconque. S'il avait à sa disposition ce raisonnement parfait et cette volonté idéale dont vous parlez, il ne viendrait pas vous consulter. En réalité il s'adresse à vous parce qu'il n'est pas capable de se conduire en homme complet, maître de son moi. « Vous ne pouvez lui faire que des pseudo-raisonnements dont vous n'avez pas le droit d'être si fier » (Dr Bonjour, Revue de l'hypnotisme, 1906). Il est beaucoup plus correct de ne pas chercher à se faire illusion et de s'adresser directement à des fonctions inférieures que le malade possède encore, comme on le fait d'ailleurs dans tous les traitements médicaux qui sont loin de s'adresser toujours à la pure raison. « Nous ne suspendons pas plus notre jugement en laissant le médecin nous affirmer une idée heureuse qu'en lui permettant de nous introduire une sale capsule dans le corps » (Max Eastman, The new art of thinking, 1908). 
Mais ces fonctions inférieures ne peuvent rendre les mêmes services que les opérations rationnelles. « La guérison n'est pas volontaire, le malade ne s'alimente pas, on l'alimente : manger par suggestion hypnotique, ce n'est pas manger. » Quel enfantillage ! Les malades que l'on nourrit en leur enfonçant une sonde dans le nez mangent-ils mieux ? Ils engraissent cependant et les malades nourris par suggestion font de même. Sans doute ce n'est pas une alimentation idéale au point de vue de l'élégance mondaine, mais c'est une alimentation tout de même et elle vaut encore mieux que l'inanition. Quand le malade aura repris des forces et qu'il pourra s'élever plus haut, vous verrez s'il est capable de pratiquer une alimentation moralement plus élevée ; mais en attendant, je le répète, c'est un malade et vous devez parer au plus pressé en lui donnant la seule alimentation dont il soit capable : il faut vivre d'abord et philosopher ensuite. »

Commentaire :

Dans cet extrait, Pierre Janet défend clairement la méthode thérapeutique basée sur la suggestion et l'hypnotisme contre les diverses méthodes à la mode qui recourent tantôt à une analyse intellectuelle, tantôt à de véritables leçons de morales, tantôt à une pédagogie du patient. 

Pour Janet, il est absurde, lorsqu'on est en face d'une personne qui souffre de troubles qu'elle n'a pas choisit, qui s'imposent à elle, et dont elle est la victime impuissante, de lui taper sur les doigts en lui faisant la leçon, ou bien encore de lui expliquer dans le détail le fonctionnement ou les raisons de son mal. En moralisant ou en expliquant, on s'adresse à une partie intellectuelle du sujet. Et la personne n'est pas tellement plus avancée avec nos conseils. Elle repart souvent comme elle est venue. Et parfois même, se sentant coupable d'être trop idiot, ou trop faible, ou trop lâche pour aller bien. Ce n'est évidemment pas ce qu'il faut. 

En bref, le patient a déjà souvent réfléchit à son mal, parfois faussement, peut-être, mais parfois avec justesse. S'il lui avait suffit "d'un peu de bonne volonté" pour aller mieux, il y a fort à parier qu'il ne se serait pas laisser souffrir autant. S'il est là, désespérant d'aller un jour mieux, c'est que ce sont d'autres types de forces en lui qui commandent à son mal. C'est ce niveau, "profond", de l'être qui s'exprime. Et c'est à ce niveau de l'être qu'il faut répondre. C'est l'automatisme qui, détraqué, dicte le trouble. C'est donc l'automatisme qu'il faut corriger. 

On n'ose imaginer un garagiste qui prétendrait réparer les voitures en donnant des cours théoriques de mécanique à ses clients. De la même façon, le thérapeute doit ouvrir le capot, emprunter la porte de derrière, l'escalier de service, c'est à dire faire usage de ce mécanisme de l'automatisme qu'on nomme en psychologie "suggestion", afin d'intervenir sur la mécanique même du comportement ou de l'identité. 

Et dans ce sens, il existe peu de thérapies qui comprennent assez bien cela aujourd'hui, et qui s'adressent "à l'inconscient" sans chercher à l'analyser, et qui ne s'adressent pas à l'intellect du patient. L'hypnothérapie, sous une forme pure, fait partie des rares disciplines qui vont dans ce sens. 






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